PROLOGUE
— Vous avez votre invitation ?
Tout ce qui constitue le monde de la mode se presse à l’entrée. D’immenses femmes, fines comme des roseaux, perchées sur des talons carrés, vernis, les cheveux joliment plaqués à la cire, raie au milieu, créoles dorées, le visage fardé à la perfection. Sourcils étirés, redessinés, sacs à main lustrés, manteaux en cachemire. Ça sent le parfum de luxe à plein nez. Les fragrances se mélangent quand les mains se serrent sur des bijoux énormes, lorsque les corps s’étreignent sans se toucher – il ne faudrait pas abîmer ce beau travail ! Certaines ont opté pour le cuir – blousons à épaulettes Saint Laurent, trenchs larges sanglés à la taille, qui crissent et tranchent élégamment avec les cheveux blonds, balayage urbain, extensions, brushings et chignons hauts laqués. Hommes et femmes avancent par petits groupes de deux, munis de leurs cartons d’invitation. Quelques-uns sont venus seuls. Tous portent des lunettes noires. Bouche rouge ou glossée. Les barbes sont bien taillées. Les vestes coupées au rasoir. Rien ne dépasse. On s’observe à la dérobée. Qui sera le plus élégant, le plus digne, le plus attendu ? Qui sera au premier rang, surtout ?
Les cartons ont été envoyés à la dernière minute. Le lieu est resté secret jusqu’au matin. Les noms et prénoms sont calligraphiés à l’encre marine et consignés sur une liste qui renvoie au placement. Beaucoup ont œuvré toute la nuit pour gagner des rangs. Ont passé moult coups de fil, envoyé des textos, jusque dans les ministères. On murmure qu’il y aura des photographes à l’intérieur. Et probablement la télé aussi.
Il y a longtemps que Paris n’a pas été aussi beau, avec son ciel bleu turquoise. « On dirait du Tiffany », glisse la plume féroce d’un hebdomadaire masculin qui se faufile dans la foule, trace son chemin à coups d’embrassades. On dirait un alpiniste qui pose habilement ses pieds sur des prises minuscules pour atteindre le sommet. Les flashes crépitent lorsque surgit une célébrité qui passe sans s’arrêter. Juste un petit signe de la main comme dans la cour de l’Élysée. Sourire. Tempête, éclats de lumière. On chuchote, puis on s’écarte. La notoriété a tendance à mettre tout le monde d’accord. Mais dans cette file-là c’est différent. On commence à s’irriter parce que, franchement, qu’est-ce qu’il a de plus que moi, celui-là ? Ne poussez pas !
À l’intérieur, il y a cette femme puissante qui a été chargée du placement. Parfois, d’élégants grooms en manteau noir viennent lui parler à l’oreille. Elle fait « oui » ou « non » de la tête, comme aux temps du cirque. Pouce en haut, pouce en bas. Les dernières rangées sont évidemment remplies avant les premières. Comme à l’Opéra. Arriver trop tôt, c’est tellement humiliant. On reste seul, et puis tout le monde vous regarde, vous photographie à la dérobée.
La musique emplit le vaste espace, somptueux. De gigantesques gerbes de fleurs blanches décorent les dizaines d’allées de chaises en bois brun parfaitement ordonnées. C’est le fleuriste de Dior qui a tout ornementé, dit-on. C’est beau à pleurer. L’exceptionnelle hauteur sous plafond amplifie le brouhaha, le fait danser entre les murs vieux de presque deux siècles. On aperçoit la Première dame coiffée d’un chignon bas. « Que porte-t-elle ? » demande-t-on dans les allées. Du made in France, forcément. Ses talons claquent sur le marbre du sol. Elle est suivie par des gardes du corps, et un capitaine d’industrie. Puis une mannequin des années 1990 fait son entrée.
— Elle a pris cher. — Non, elle est ravissante. — On dit qu’elle a fait un demi-lifting. — Ah bon, tu crois ? Je dirais plutôt des injections. — Excusez-moi, mais c’est mon siège. Le A8 c’est le mien. Regardez, c’est marqué. — Ah, pardon. Avec mon ami, nous voulions être à côté. — C’est hors de question, la vôtre est derrière la colonne. Débrouillez-vous, mais je veux ma place. — Tu fais quoi, en ce moment ? — J’écris un livre sur ma vie. J’espère le vendre à Netflix. — Ah canon. Tu pars au Japon la semaine prochaine voir la collab italienne ? — Non, je ne pense pas. Je l’ai déjà vue à San Diego.
L’église de la Madeleine est bondée. On n’a pas vu ça depuis Johnny. Ils sont des centaines, des milliers peut-être. Tous vêtus de noir – que d’aucuns appellent charbon, réglisse, encre ou carbone. Les photographes vont prendre place près de l’autel. Les écrans des téléphones font comme un océan de petits cierges, c’est vraiment joli. Et puis les visages se ferment. Le chagrin s’y dépose. Le tableau est parfait. Sublimement esthétique. Tout comme le prêtre, qu’on dirait optionné sur casting. Beaucoup chuchotent des inconvenances à son arrivée.
— Non mais a-t-on idée d’embaucher un homme d’Église aussi sexy ? C’est peut-être un mannequin, tu ne crois pas ? — Ils en sont capables. Je suis sûr de l’avoir déjà vu chez Gucci.
Enfin, les orgues s’animent, les proches entrent, mines contrites, main dans la main. C’est si beau, le chagrin. Et l’assemblée se lève tandis que surgit le cortège et que résonne le Requiem de Mozart joué au clavecin par ce pianiste marié à une célèbre journaliste télé.
— Mon Dieu, c’est magnifique, chuchote la plume, d’une voix tremblotante. La messe funéraire va commencer. |