Il n’y a rien de personnel dans ce livre, rien contre mon pays, rien contre ses gens de toutes couleurs, opinions, origines, religions. Mais tout est personnel, c’est une histoire de vies, dans un pays qui est devenu celui de ma famille. Est-ce que je l’écris avec objectivité ? Non. Je réfléchis, nourri d’une expérience, l’intime, j’écris en écrivain, et c’est ainsi qu’il faut me lire. En pardonnant les erreurs, les coups de sang, les charges rhétoriques. Lire l’esprit ouvert, sans a priori, sans soupçon, sans condescendance, sans attente, lire en acceptant ma subjectivité.
Si j’écris, c’est pour rendre compte d’une expérience de l’immigration à travers la cavale française de ma famille. J’écris pour les curieux au grand cœur, à mes yeux la majorité de la France, j’écris aussi pour ceux qui peinent à entrevoir ces vies : installer son destin sur une nouvelle terre est bien plus qu’une anecdote. J’écris pour les méfiants, les fâchés, j’écris pour les convaincre de se débarrasser d’un jugement hâtif, pour qu’ils osent plonger le regard sous l’écume. La plupart des immigrés mènent une vie ordinaire et la quasi-totalité est venue étreindre le rêve français. On les imagine durs à la tâche, la femme de ménage, le vigile de supermarché, la nounou, l’éboueur, le chauffeur de taxi, le maçon, le cuisinier, le patron du café ou l’épicier du coin, et on peine à percevoir ce rêveur dans l’immigré. Pourtant il suffirait de leur demander : « Pourquoi êtes-vous venu en France ? » La question est une main tendue, une incitation à parler, à affirmer, à se convaincre du bon choix d’être venu chiner le bonheur en pays gaulois. Comme mes parents, les ouvriers, employés et petits commerçants italiens, belges, polonais, espagnols, algériens, marocains, tunisiens, sénégalais, maliens, béninois, ivoiriens, turcs, chinois, indiens, pakistanais, guinéens, les réfugiés arméniens, russes, espagnols, vietnamiens, chiliens, roumains, iraniens, irakiens, kurdes, turcs, yougoslaves, algériens, somaliens, afghans, ukrainiens n’ont jamais pensé ni voulu être des problèmes ni cherché à en faire partie. Comme tout le monde, ils en connaissent, ils apportent parfois les leurs, c’est le cas de ma famille, ils peuvent en créer et ils en affrontent.
J’écris enfin pour ceux qui se considèrent diminués, qui peinent à se départir d’une étiquette qu’un petit nombre leur colle, qui se renferment, qui se rapetissent, celles et ceux qui reconnaîtront leurs vies dans la mienne.
Cette vie, je l’ai dans la peau. La majeure partie du temps, je l’oublie, je vis nu, libre ou plutôt j’essaie de vivre nu et libre, car au détour d’un rien rôdent toujours un esprit chagrin ou une âme maladroite qui me rappellent que j’ai été tatoué du sceau de la différence. Dans mon enfance, je crois en avoir moins souffert que ma sœur, du moins de manière différente.
Lors de sa dernière année de crèche, en 1993, les joues salées de larmes, elle pleurait de ne pas avoir la peau blanche. Elle avait trois ans. Ma mère, le visage d’abord repeint d’un sourire presque moqueur avec l’air de dire « qu’est-ce que c’est que ces conneries ? », lui répondait qu’au contraire elle devrait se sentir fière : tout le monde rêve de bronzage et de peau caressée par le soleil. Sur ces questions, ma mère est plutôt tortue, elle se carapace pour ne pas entendre, fait comme si de rien n’était et avance. La détresse de ma sœur ne se tarissait pas, elle désespérait de vivre dans sa peau. Avec l’aide de Claudie, la directrice de la crèche, ma mère a pris le problème à bras-le-corps, à l’aide de câlins, de paroles douces, de « ma chérie, tu es belle comme Pocahontas », elles ont appris à ma sœur à accepter sa peau, sa beauté. J’avais huit ans à l’époque, j’en ai trente-six aujourd’hui, et le souvenir de cet épisode me serre encore le cœur.