En prenant le train récemment, j'ai entendu une mère dire à son fils : "Malheur à toi si tu pleures et si tu me fais honte devant tout le monde." Nous nous éduquons de plus en plus une sécheresse du visage, à ne pas devoir pleurer en public ou devant les autres parce qu'il ne faudrait surtout pas qu'ils nous voient tels que nous sommes, c'est-à-dire fragiles. Et là, Don Bosco, tu as une grande leçon à nous donner, toi qui pleurais ! Mais attention, tu ne pleurais pas pour tout, tu n’aurais sans doute pas pleuré en regardant une vidéo de chatons ! En bon paysan, tu avais construit un caractère bien trempé. Mais alors pourquoi pleurais-tu ? Tu pleurais parce que devant la beauté, devant l'œuvre de Dieu, on ne peut pas rester impassible, tu étais ému parce que tu voyais l’œuvre de Dieu dans ta vie quotidienne. Tu pleurais parce que ton rapport avec Dieu n'était pas bureaucratique et moralisateur ("Ne fais pas ça, sinon le Bon Dieu va te punir") mais c’était un rapport de vrai fils qui se sentait aimé toujours, gratuitement et dans tous les cas. Aimé de manière inconditionnelle par Dieu. Tu as pleuré aussi, un dimanche de Pâques, lorsque tu ne savais plus comment faire, pris dans les débuts compliqués de l’oratoire du Valdocco et alors qu’on te reprochait bien des choses. Tu as pleuré en voyant ces enfants en prison, tu as pleuré dans la Basilique du Sacré-Cœur à Rome, lorsqu’enfin, tu as commencé à comprendre ce fameux songe fait à 9 ans. Tu aimais aller au sanctuaire de la Consolata, à quelques mètres du Valdocco. Un sanctuaire marial dédié à la "Vierge Consolée". C’est dire si ton cœur avait besoin d’être consolé. Et ce n’est pas pour rien que tu y emmenais souvent les enfants du Valdocco, qui eux aussi avait besoin d’être consolés. C'est pourquoi il n'a jamais été aussi nécessaire qu'aujourd'hui d'éduquer à l'échec, comme on apprend à gagner, on apprend à perdre. Il est nécessaire que les adultes se tiennent aux côtés des enfants et qu'ils témoignent qu'ils ont eux-mêmes traversé des moments de difficulté et qu'ils les aident à se construire un avenir, sans nier que la douleur et les faux pas peuvent exister, sans se limiter à des exhortations vides de sens. "Il faut que tu réagisses", "il faut que tu sois motivé", "il faut que tu sois heureux"… Merci pour ces injonctions, mais bien sûr que s’il le pouvait, le jeune concerné le ferait ou le serait. Ces injonctions témoignent plus de notre propre fragilité d’adulte, de notre propre difficulté à accepter les temps de jachère nécessaires dans toute œuvre d’éducation. Demeurer, « menein » en grec, est présent 67 fois dans l’Évangile et les épîtres de saint Jean. Comme tu l’as fait Don Bosco, voici l’acte peut-être le plus éducatif qu’il soit, demeurer avec ce jeune qui souffre, demeurer avec celui qui nous pose problème et qui nous met à mal. Demeurer avec celui qui semble être en pleine erreur. Demeurer, en latin, cela indique la durée. Notre langue française permet d’y reconnaître aussi "la demeure", la maison, le lieu sécurisant. Offrir à ce jeune une demeure sécurisante, qui dure, qui évoque la stabilité et la permanence. C’est témoigner auprès de lui que les crises font partie du chemin de chacun, les crises font aussi ce que nous sommes, même si la souffrance ne nous rend pas plus fort. C’est ainsi que l’on grandit, que l’on se construit, que l’on se découvre. Cher Don Bosco, tu avais des dons surnaturels mais tu as aussi fait des erreurs, tu as aussi échoué. Jetons loin cette légende selon laquelle tu as sauvé tous les jeunes, tu n’as jamais fait d’erreur sur le plan éducatif, tu n’as jamais mis personne à la porte, tu n’as jamais abandonné personne, tu ne t’es jamais mis en colère contre un de tes jeunes. Bien sûr que tu l'as fait ; et en paraphrasant le livre du Siracide, tu pourrais nous dire : "Fils/fille, si tu te présentes comme animateur/éducateur/salésien/salésienne, prépare-toi à l'échec". Ce qui fait ta grandeur, ce n'est pas que tu n’aies jamais commis d'erreurs, mais qu'en te trompant, tu aies appris de tes erreurs. Les douleurs et les échecs font partie de notre croissance et ne doivent pas être tus ou cachés, mais affrontés, car toute réalité ignorée prépare sa revanche. En ces jours de fête, nous devrons donc te faire descendre, cher Don Bosco, des nombreux piédestals que nous t’avons construits et te rendre plus humain (car c’est ce que tu étais, "profondément humain et donc profondément saint", comme dirait Pietro Brocardo), plus à notre portée afin de pouvoir t'aimer encore plus parce que nous nous rendrons compte qu'au fond "tu es l'un de nous", que tu as pleuré et que tu t’es trompé comme nous. Et qu’au cœur de nos échecs, de nos erreurs et parfois de nos sentiments de nullité, nous puissions dire avec toi tes propres mots dits lors d’un douloureux mâtin de Pâques : "Si j’ai pêché par orgueil en pensant pouvoir aider et aimer ces jeunes comme des fils, je suis prêt à renoncer. Je veux bien abandonner. Mais si ce que tu veux de moi c’est que je continue, montre-moi la voix, Seigneur". Merci Don Bosco pour ce que tu étais vraiment, ainsi tu nous permets de nous souvenir que Dieu sait écrire droit avec des lignes tordues. Soeur Anne-Flore MAGNAN Salésienne de Don Bosco Communauté de BRUXELLES-GANSHOREN |