« Connaissez-vous Nadine ? Non, bien sûr. Vous n'êtes pas un chien. Moi, j'en suis un. Bichon maltais, la race des seigneurs. Je vis dans un chenil entouré de vert, avec ma mère Greta, mes cinq frère et sœurs, et Nadine. Nadine s’occupe de nous. Elle répète souvent que notre père était un champion, donc elle n’aura aucun mal à nous vendre. Elle laisse entendre que nous, bichons maltais, et moi en particulier, sommes de magnifiques spécimens. Chaque jour, elle dépoussière avec fierté son buffet où trônent les différentes coupes de championnats canins qu’elle a gagnées. J’observe souvent les photos au-dessus de ces trophées. Bichons au pelage très long, rectitude capillaire sans déviation, telle une robe de mariée agrémentée d’un nœud rose. Poils frisés en grosse boule, englobant les oreilles, buste, pattes, sorte de buisson taillé comme un nuage, particulièrement disgracieux. Pelage mi-long, recouvert d’un tutu de danseuse… Où se trouve Gigi, mon père ? Les conquérants ne portent pas de tutu. Je pense souvent à lui. Quel héros fut-il pour mériter un prix ? Qu’a-t-il bravé ou conquis ? Je dois le savoir, la réponse est en moi, sûrement. J'attends toute la journée d'être adopté. Compte tenu de mon potentiel, il est hors de question que je moisisse ici avec Nadine, une éleveuse certes de bon goût, mais qui n'a pas l'étoffe d'une meneuse. Greta, ma mère biologique, aura la grandeur d'âme de me laisser partir. Elle a flairé l'avenir qui s'ouvre à moi. Elle n'en doute pas. Si l'humilité est ma devise première, j'ose l'affirmer : je suis un champion. [...] Un matin, j'entends un bruit que je connais. Un moteur, puis un claquement de portière. Souvent Nadine nous dit : « Je reviens. » Elle part en voiture et nous rapporte des croquettes. Cette fois-ci, je ne reconnais pas son pas. J'entends toutes sortes d'enjambées sur le gravier, des petites, des grandes. Et puis des voix. Je perçois certains mots (« Bichons maltais »... « mignons »... « chèque ou espèces »...) Ils sont trois. Ils s'approchent. Une femme échevelée tient par la main deux enfants : un garçon et une fille, environ sept et cinq ans. Je l'entends dire « Lucy et Stan ». Elle est brune, mince et mal coiffée. Elle a l'air d'avoir perdu ses clefs ou son portable. Elle avance vers moi en courbant légèrement le dos, comme une demande. Je la renifle. La détresse a une odeur. J'aime Maman aussitôt, follement. Je l'appelle instantanément « Maman », ça ne se discute pas, je suis né pour elle. » |