Nouvelle pierre apposée à « l’édifice amoureux », surnom donné à son œuvre mosaïque, le 19ème roman de Nina Bouraoui se fait le récit bouleversant des derniers jours d’un père adoré et d’une rencontre avec la mort redoutée mais conjurée par le pouvoir de l’amour et des mots. Nul ne sort indemne de ce roman profondément intime mais ô combien universel.
Dire l’indicible 28 Mai 2022. Nina Bouraoui se tient « au seuil des ténèbres », celui de la chambre 119 de la Maison Jeanne Garnier où l’attend un rendez-vous avec la mort, celle de son père, modèle aimé et redouté pour sa force et son autorité, « bourrasque de vent » sillonnant le monde mais revenant toujours auprès des siens, lui le centre et le tout de l’univers familial. Pour Nina Bouraoui, Grand Seigneur n’est pas l’histoire de la maladie ou de la mort, mais celle de l’aventure qui se joue entre les murs du centre de soins palliatifs où le temps est suspendu au souffle de ceux dont on tente d’apaiser la douleur, avant une fin que chacun sait inéluctable. De son écriture baignée d’une vérité poétique, Nina Bouraoui dit tout du morcellement du temps qui fait écho à celui des sentiments aussi violents que contradictoires ; de la colère « des couchés » qui ne sont plus que des corps sans cesse manipulés, et de la perdition « des debouts » impuissants et honteux de ne savoir que faire ; de l’inévitable « soumission aux choses de la vie » ; et de la nécessité d’exprimer l’indicible avant que la douleur ne dévore tout sur son passage.
Cartographie du cœur Confrontée à l’inéluctable, Nina Bouraoui se remémore ses rencontres passées avec la mort, la toute première la ramenant à l’Algérie de son enfance, éden à la monstrueuse beauté, pays craint et fantasmé dont son père était la clé. En le perdant, Nina Bouraoui perd une partie de son histoire. Son arbre généalogique algérien va perdre ses branches et ses feuilles… mais pas ses racines. Telle « une mentaliste menant une enquête », telle « l’archéologue » d’un passé longtemps redouté, l’auteure remonte le fil de l’histoire de son père qu’elle éclaire d’une lumière nouvelle, rendant ainsi hommage à « ce mystérieux promeneur solitaire » qui cacha la tristesse du déracinement derrière un amour inconditionnel pour les siens. En retraçant le parcours de celui qui fut son modèle, son allié silencieux, celui « qui lui permit si souvent de mettre de l’ordre dans le chaos de ses pensées », Nina Bouraoui retrace aussi son histoire, s’interrogeant sur sa propre identité et la délicate question de la transmission. Malgré eux, les parents transmettent « autant de défaites que de qualités », « autant de beauté que de peine ». La mort ne fait pas oublier les faiblesses et les erreurs, mais elle offre la possibilité de faire jaillir des zones d’ombre du passé la lumière du pardon. Alors que « l’Oiseau Rare » prend son dernier envol, une transformation s’opère. Nina Bouraoui doit dire adieu à celle qu’elle était pour devenir autre, une autre qui aura intégré et absorbé tant de choses d’un père qui se devine derrière les mots puissants de son enfant qui lui ressemble tant.
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