« Si on avait filmé, on aurait vu un homme, de dos, étrangler une femme, de face. Mais c’est trop facile. La vie ruisselle de nuances, jusqu’à la confusion. Si on avait enregistré, on aurait entendu les cris d’un homme. Car moi, je me suis tue. J’apprendrai plus tard que cela porte un nom, cet état, la sidération.
Sidération : anéantissement soudain des fonctions vitales, avec état de mort apparente, sous l’effet d’un violent choc émotionnel. Incapacité momentanée à pouvoir réaliser ce qui arrive à la suite d’un choc. La personne est incapable de réfléchir et d’analyser la situation, pour une durée qui peut aller de quelques minutes à quelques jours.
De quelques minutes à quelques jours. Cela dure toujours.
Mais personne n’a filmé et ma mémoire se place systématiquement de son côté à lui. Il n’y a pas un bourreau et une victime, il y a deux personnes qui ne savent plus être dans une pièce sans vouloir que l’autre disparaisse. Il y a soit trop d’air entre eux, soit pas assez. La violence n’a pas de visage unique et les souvenirs se perdent. Je n’ai rien dit, je suis sortie de la pièce, je me suis accroupie par terre et j’ai attendu qu’il revienne. Peut-être pour qu’il termine ce qu’il avait commencé. Il n’a rien dit, il ne m’a pas regardée.
Avant ses mains sur mon cou, je ne me souviens plus des rôles que l’on jouait. Je sais juste que l’on déplaçait un canapé bleu ciel. Celui sur lequel ma mère avait dormi enfant puisqu’il se trouvait à l’époque dans l’appartement de mon grand-père. C’est ce meuble qui avait fait monter la lave dans les membres du corps de mon père. Comme si ce canapé contenant une génération entière, une vie où son ex-femme avait dormi enfant, lui avait ordonné de faire mal à quelqu’un.
Ce quelqu’un fut moi. Comme il l’avait parfois fait, il se jetait sur moi, avec une fureur qui vient de loin, du continent des bleus. Moi, jeune femme à qui il venait dire que le monde tournerait mieux sans elle. J’étais de trop. J’étais le problème. Et la solution était la fin de ma vie. La fin de mes jours, ce jour où j’ai cru que j’allais mourir d’avoir trop existé.
Il a crié parce que je me débrouillais mal avec ce meuble. Il fallait l’incliner pour qu’il passe par la porte, je n’ai pas su faire. Ma main a lâché.
Évidemment que ce canapé n’était pas la cause de ses cris, sa colère l’emportait une fois par mois, ou moins, si peu selon ma mère, trop de moi à moi. Un bouillonnement, une perturbation, puis les secousses et ce qui suit : moi, par terre, dans un coin, seule. Il avait raison, me suis-je dit, ma main a lâché. Un meuble. Une main. Et puis mon souffle qui ne fait plus de bruit. Je n’ai rien ressenti à part la certitude que j’étais une épine dans son existence. L’écharde qui dépasse, la mauvaise veine dans le bois qui le rend disgracieux, l’enfant qui ne parle pas même s’il comprend tout.
Au moment où ses mains ont encerclé mon cou, j’ai presque éprouvé un soulagement. S’il était capable de faire ça, c’est que je l’avais mérité. Il me supprimait et abrogeait ma douleur.
Je lui en savais gré, il me libérait. L’injustice ne m’a pas effleurée une seconde. Ma réaction fut celle de la plus pure compréhension. Vas-y, tue-moi qu’on en finisse.
« De toute façon je ne suis pas sûr d’être ton père. » »
|