Le cours d'économie idéal
Antoine Grand-père, je suis frappé par l’agressivité de beaucoup de gens vis-à-vis des entreprises, surtout des grandes. Tu rappelles tout le temps la mauvaise connaissance que les Français ont de l’économie. Auguste Mon avis est qu’ils sont mal informés mais surtout mal formés. Antoine Peux-tu préciser ? Auguste D’abord, la pédagogie de l’économie à l’école est à revoir complètement. Ensuite, les médias, dans leur majorité, tendent à privilégier la communication sur ce qui ne fonctionne pas. On va parler de licenciements et rarement évoquer les succès d’entreprises françaises. Résultat : on projette une image déformée de l’entreprise. Antoine À l’école ? Auguste Oui, il faut remettre en question l’enseignement fondé sur la macro et la microéconomie et faire entrer les jeunes dans l’économie par la comptabilité et la compréhension du fonctionnement de l’entreprise. Une idée simple est de les familiariser avec la comptabilité, prodigieuse invention de l’esprit humain. Antoine Qui l’a inventée ? Auguste Ce sont les Italiens au XVIe siècle, à Gênes et à Venise. Antoine Pour moi, c’était abstrait. Comment ferais-tu ? Auguste J’ai expliqué le principe du compte d’exploitation à des élèves de CM2 en les mettant à la place d’un propriétaire d’un magasin de chaussures qui doit décider quel prix il fixe, combien de chaussures il achète face à ses concurrents. Ils comprenaient très bien. Antoine C’est le compte d’exploitation, et le bilan ? Auguste La clé est d’expliquer l’allocation du résultat quand il peut être soit distribué, soit investi en faisant croître la taille du bilan. Antoine Ils comprenaient donc le principe du bilan ? Auguste Évidemment ! En prenant l’analogie du foyer, ils comprennent que le revenu correspond au salaire et que quand on dépense moins que le revenu, on peut acheter une voiture ou agrandir la maison. Antoine Que se passe-t-il quand il y a une perte ? Auguste Les parents, comme l’entreprise, doivent s’endetter, baisser les dépenses, éventuellement vendre un bien pour trouver des liquidités et rembourser la dette. Je peux te dire que les enfants comprennent tout cela très bien. Antoine La macro ? Auguste La macro ? C’est une science nouvelle, à mon avis pas assez éprouvée pour être enseignée au grand public. On ne devrait d’ailleurs pas l’appeler science parce qu’on n’a pas les preuves de l’efficacité des concepts enseignés. Les économistes se disputent entre eux sur la macro ; elle peut évidemment faire l’objet de cours au niveau de l’université, mais pas en secondaire. Antoine Qu’est-ce qui ne fonctionne pas ? Auguste Le multiplicateur de Keynes, dont on nous rabat les oreilles, prévoit que la dépense publique booste l’économie. Or, les pays développés qui, sur 50 ans, ont eu la plus forte croissance sont les pays qui ont les dépenses publiques les plus légères et où le social reste géré par des assurances privées. Antoine Tu parles de la Suisse ? Auguste Oui, pas uniquement elle. J’en parle parce qu’elle a des frontières communes avec la France, c’est près de nous et simple à vérifier, on a tous les chiffres facilement. La Suisse avait le même PIB par tête que nous à la mort de Pompidou. Il est deux fois et demi plus élevé aujourd’hui. Les États-Unis, bien que beaucoup plus gros que nous, croissent plus vite que nous, avec une sphère publique, elle aussi, plus légère. Nous sommes le pays développé qui a, depuis 50 ans, la plus petite croissance de PIB par tête alors que, d’après Keynes, on devrait être le pays qui a la plus forte croissance puisque nous avons les « incitations » publiques les plus élevées. Dans tous les livres, on parle de multiplicateurs supérieurs à un ; il est très clairement inférieur pour nous Français ! Je ne comprends pas que l’Éducation nationale continue à l’enseigner. Antoine Le multiplicateur supporte la dépense publique, c’est pour cela qu’ils continuent à l’enseigner. Auguste Pas très gentil ! Sérieusement, pour moi, qui ne suis pas spécialiste, la vraie raison pour laquelle le multiplicateur ne fonctionne pas, c’est parce que l’économie ne fonctionne plus en circuit fermé comme le suppose le multiplicateur. Antoine Donc pour toi, Keynes a été mal interprété ? Auguste Absolument ! Le multiplicateur, crois-tu qu’il serve au petit Français qui va travailler dans une entreprise ? D’ailleurs, quand on discute sérieusement avec certains économistes, ils disent qu’ils ne sont pas sûrs de comprendre le concept. Antoine La macro, c’est noté. Quel est ton point de vue sur la micro ? Auguste La courbe d’offre/demande, fondement de la microéconomie, est utile dans les produits à croissance faible ou nulle. Dans le cas du magasin de chaussures ou sur un marché de poissons, elle est très utile. Il est impossible de la tracer quand il y a un fort développement. Elle ne permet pas de comprendre les formidables gains de productivité connus dans le numérique, par exemple la division par un million du prix des microprocesseurs. Antoine C’est tant que cela ? Auguste Tu as dans la poche un produit qui vaudrait 300 millions d’euros s’il n’y avait pas eu l’effet d’expérience. Antoine Je n’y avais jamais pensé. Peux-tu développer ? Auguste Je vais t’expliquer mais avant, je vais te parler des contacts que j’ai avec l’école. Depuis que j’ai pris ma retraite, des professeurs soucieux de présenter des cas concrets à leurs élèves, il y en a, m’ont demandé de raconter l’histoire de mon entreprise dans des grandes écoles, dans des classes de fin du secondaire, dans des écoles de formation professionnelle agricole et même dans des écoles Montessori. Cela m’a permis de discuter avec les élèves. Ce qui m’a frappé, c’est qu’ils se plaignent tous de ne pas bien comprendre ce qu’on leur raconte. Enfin, ils ne voient pas l’intérêt pour eux. Comme ils sont malins, ils sont capables, pour avoir de bonnes notes, de dire ce qui plaît aux profs mais ils n’y croient pas ; on est en pleine schizophrénie. Antoine Que doit-on faire ? Auguste Cela m’a convaincu qu’il faut tout reconstruire à partir de l’entreprise et le premier message à faire passer c’est que l’entreprise est la pierre angulaire de l’économie. Antoine Ce n’est pas ce qu’on dit. On dit que l’entreprise sert à faire du profit qui ne profite, c’est le cas de le dire, qu’à une petite minorité. Penses-tu donc que Milton Friedman avec son « le but de l’entreprise est de faire du profit » n’a pas rendu service à son image ni à celle de l’entrepreneur ? Auguste Milton Friedman était un très grand économiste, mais c’était aussi un redoutable polémiste et cette phrase sortie de son contexte a fait des dégâts. Antoine Que dirais-tu ? Auguste Je commencerais par expliquer que l’entreprise n’existe que si elle rend un service. Une vente c’est un produit ou un service qu’un consommateur a librement payé de sa poche parce que cela lui rendait service. Antoine Pour toi, l’entreprise, c’est donc à la base un service rendu ? Auguste Très exactement. Ce n’est pas facile de faire une vente. Tu ne le sais pas parce que tu as passé ta vie dans la fonction publique et les cabinets ministériels et tu as vécu de l’impôt prélevé par la force sur les citoyens. Antoine Tu es vache et c’est réducteur ! Auguste Ne te culpabilise pas, nos économistes et nos enseignants sont dans ton cas et n’ont que très rarement été en entreprise. Leur paye ne dépend pas de la bonne marche des ventes. Peut-on enseigner le ski sans savoir skier ou la natation sans savoir nager ? Antoine Tu y vas un peu fort ! Auguste Ce n’est pas un reproche aux profs, il en faut absolument, on a un besoin criant que les jeunes Français s’expriment bien, écrivent sans faute d’orthographe et ne soient pas perdus devant les chiffres. Il faut qu’ils connaissent bien l’histoire et la géographie. Mais en ce qui concerne l’économie, il faut réfléchir à deux fois avant de décider qui l’enseigne et comment on l’enseigne. Antoine Qui peut alors l’enseigner ? Auguste À mon avis, seuls ceux qui ont fait de la vente ou qui ont vécu longtemps en entreprise peuvent le faire : réfléchis bien à cette idée simple : un acte de vente, avec des concurrents en face de soi, quand on y réfléchit, c’est un petit miracle. L’économie s’éprouve comme la musique. Il faut en avoir fait pour comprendre : il faut avoir perdu un gros client et ressenti la douleur, le doute et le vide que cela provoque ; il faut avoir ressenti le plaisir des produits que l’on a conçus et qui fonctionnent. Antoine Je vois ce que tu veux dire. La vente oui mais le profit ? Auguste Le profit ce n’est pas, comme je l’entends souvent, le résultat d’une « logique ». Le profit ce n’est pas du tout évident dans un univers concurrentiel. Être rentable suppose d’être performant. Si tu n’es pas performant dans un monde concurrentiel, tu peux faire du chiffre mais en perdant de l’argent parce que tes coûts sont trop élevés et ton entreprise ne dure pas. Antoine Pour toi, qu’est-ce qui fait qu’on est performant ? Auguste Exceller dans son métier. Il faut que l’entreprise excelle dans son métier et ce, sur la durée. Je parle toujours de métier dans mes exposés, jamais de travail. Antoine Le métier, pas le travail ! Intéressant ! Auguste Un métier c’est un ensemble de savoir-faire spécifiques qui sont à la fois techniques et commerciaux, il s’améliore en permanence, se transmet aux jeunes et il est passionnant quand on s’y donne à fond et qu’on est top mondial ! Antoine Ok ! Exceller dans son métier certes… mais comment ? Auguste En pratique, au niveau de l’entreprise, il faut avoir une bonne part de marché, c’est elle qui permet le résultat. Antoine Je ne suis pas sûr de comprendre. Auguste Il y a un phénomène fondamental dans toute activité humaine, qu’on devrait expliquer dans les écoles, c’est la courbe d’expérience. Les coûts de production baissent avec l’accumulation d’expérience. Il faut raisonner en termes d’expérience pas en termes de production. Antoine L’expérience c’est la production qu’on a accumulée depuis le début ? Auguste Absolument. Achète huit chaises Ikea. La première tu mettras 20 minutes pour la monter, la seconde tu mettras 15 minutes, la quatrième 12 minutes et la huitième 10 minutes. Plus tu accumules de l’expérience dans le montage, plus tu l’effectueras rapidement. La règle habituelle c’est une baisse de 20 % chaque fois que tu doubles ton expérience, une règle très générale. Antoine Je vois : celui qui accumule l’expérience le plus vite a les coûts les plus bas et donc une marge plus élevée. La courbe d’expérience est ce qui explique la marge. Auguste Dans le cas de métiers qui croissent très vite, très longtemps, le résultat est vertigineux. Antoine C’est le cas des microprocesseurs ? Auguste Absolument ! Dans le cas des microprocesseurs, l’expérience de départ a été multipliée par près d’un milliard (50 ans de croissance à 50 % l’an), les coûts baissaient de 25 % à chaque doublement, ils ont été divisés par plus d’un million, ce que je t’expliquais. Antoine Tu vas trop vite ! Auguste Un milliard c’est à peu près 50 doublements et une division par un million à peu près cinquante baisses de 25 %. Antoine Pour comprendre, il faut être très fort en maths ! Auguste Pas du tout, il suffit d’avoir assimilé ce qu’est une multiplication, une fraction et avoir une calculatrice de poche qui calcule les puissances, c’est un jeu d’enfant. |