Au début du collège, les baleines et les dauphins je n’y pensais jamais. Ma chambre c’était plutôt posters de poneys. J’avais même un a priori vaguement négatif puisque je les associais à la tentative de mon père de me faire aimer Moby Dick en me le lisant le soir à haute voix. Un noble projet, soldé par un échec cuisant. J’avais trouvé ça chiant. Et maintenant que j’y repense, mon père avait peut-être eu, lui, une brève passion pour les mammifères marins, puisqu’il écoutait sur le tourne-disque du salon, une compil de chants de baleines, ça nous a accompagnés pendant quelques mois, mais pas au point de me sensibiliser à la cause des cétacés. Moi mon truc c’était plutôt la forêt amazonienne, le grand poumon vert de la planète… J’avais même fait un exposé pour alerter mes camarades de classe. Et puis en 1988, quand j’avais 14 ans, est sorti Le grand bleu qui a suscité chez moi un intérêt soudain pour les dauphins. Chez moi et chez toute ma génération, mon amoureux voulait devenir océanographe et se prenait littéralement pour un dauphin. Avec le recul je crois que j’étais surtout passionnée par Jean-Marc Barr, mais à l’époque je trouvais le film éblouissant et puissant, le silence, le bleu, les profondeurs, la musique d’Éric Serra (dont j’ai usé la K7 dans mon walkman Sony sport jaune au point de la faire pleurer) et puis le romantisme. Rosanna Arquette, si belle, qui sacrifiait son bonheur pour celui de son grand amour, je l’entends encore sangloter : « Go and see my love… » Nos cœurs étaient brisés à jamais et on jouait à celui qui l’avait vu le plus de fois au cinéma. La première fois, j’étais allée le voir avec mon père. Un choc esthétique, une extase mysticoaquatique, à deux doigts du syndrome de Stendhal. Mais lui, à un moment, a voulu partir. Il me donne un petit coup de coude de connivence, comme pour me dire « viens on se tire, c’est intenable de connerie ce truc ». Et il avait raison, je le sais maintenant que j’ai revu le film, mais il avait tort aussi, parce que moi, dans cette salle, je vivais un bouleversement. Alors, je me suis levée, pleine de mon indignation, pour voir seule dans la rangée de devant la fin de ce chef-d’œuvre. Quand les lumières se sont rallumées, j’étais dévastée et bien décidée à l’ignorer, mais j’avais tellement envie de me rouler encore dans le creux de cette vague de poésie et de philosophie que je me suis risquée à lui demander si, à son avis, Jacques Mayol, enfin Jean-Marc Barr, mourrait à la fin ou bien est ce qu’il allait retrouver vraiment les dauphins pour vivre enfin avec sa vraie famille. Il a eu un regard triste, comme s’il avait de la peine pour moi. Du coup, je suis montée sans un mot dans la voiture, vexée, incomprise, déçue, et j’ai regardé défiler le paysage en rêvant de Jean-Marc et à l'eau turquoise, le plus loin possible de cette personne qui, de toute évidence, ne comprenait rien (alors que pourtant d’habitude, on était d’accord sur tout et c’était clairement ça le plus douloureux). Depuis, le monde des cétacés pour moi est lié à l’adolescence, au sourire de Jean-Marc Barr, au désespoir de Rosanna Arquette, à l’élan naïf de ces années, à la première petite faille dans mon œdipe et j’ai une grande tendresse pour eux, y compris pour les belugas et leur grosse tête blanche et globuleuse. Et c’est justement l’histoire d’un béluga espion qu’a choisi de raconter David Lescot pour notre podcast Polissons. Alors faites comme moi, laissez-vous porter par cette ballade mystérieuse, hypnotique, gracieuse et aquatique. Prenez les enfants que vous avez autour de vous sous le bras et une grande inspiration et plongez toustes ensemble avec Waldeck pour écouter cette Ballade de la baleine |