« AprĂšs un sĂ©jour de trois jours dans lâocĂ©an Atlantique, April Tupelo Ă©tait mĂ©connaissable. En particulier aprĂšs cette vague de chaleur.  Lâancienne reine de beautĂ© avait le corps marbrĂ© de vert et dĂ©formĂ© par les gaz de dĂ©composition. La peau sâĂ©tait desquamĂ©e, ses longs cheveux blonds sâĂ©taient dĂ©tachĂ©s de son crĂąne. Ses yeux, ses oreilles, ses lĂšvres, et dâautres parties fragiles avaient disparu. Les images de la noyĂ©e, projetĂ©es dans la salle de tribunal, semblaient extraites des Dents de la mer.  Je ne travaillais pas en Virginie quand la dĂ©pouille avait Ă©tĂ© drossĂ©e sur la plage de Wallops Island, vingt et un mois plus tĂŽt. Je nâĂ©tais pas sur place et nâai pas pratiquĂ© lâautopsie. Le mĂ©decin lĂ©giste qui sâen est chargĂ© est mort et ne peut corriger ses erreurs monumentales. Quand je suis arrivĂ©e sur lâaffaire, le fiancĂ© dâApril Tupelo avait dĂ©jĂ Ă©tĂ© inculpĂ© pour meurtre et atteinte Ă lâintĂ©gritĂ© dâun cadavre.  Il Ă©tait en prison, dans lâattente de son procĂšs, et placĂ© Ă lâisolement. Lâaffaire avait fait les gros titres. Pour lâaccusation câĂ©tait un dossier de rĂȘve, et elle nâallait rien lĂącher. Peu importe ce que je pouvais dire.  â Encore une fois, je regrette de vous imposer ces images douloureuses. Mais câest un mal nĂ©cessaire, dĂ©crĂšte Bose Flagler, le procureur dâAlexandria, avec des accents de tragĂ©dien. Voir des clichĂ©s aussi horribles a de quoi heurter lâĂąme et lâesprit, nâest-ce pas, madame ?  â Quelle est votre question, au juste ? dis-je.   Il se dĂ©place Ă nouveau devant le box des tĂ©moins, pour mâempĂȘcher de voir le jury. Une chorĂ©graphie parfaite. Tous les mouvements sont savamment calculĂ©s, car Flagler veut ĂȘtre filmĂ© sous le meilleur angle par les camĂ©ras de Court TV.  â Oui, ces images sont pĂ©nibles, mais nous devons les regarder sans ciller. Vous ĂȘtes bien dâaccord, madame ? Par respect pour April Tupelo. Nous devons voir lâabomination quâa subie la victime au soir de sa trop courte vie. (Flagler fait des allers-retours devant moi, dâun pas solennel.) Câest notre obligation morale, nâest-ce pas, madame ?  Sa manie de mâappeler « madame » mâagace. Il ne sâagit pas dâune marque de politesse. Il veut me faire passer pour une miss Marple, mue uniquement par ses hormones et son intuition fĂ©minine. Depuis que jâai Ă©tĂ© nommĂ©e cheffe de la mĂ©dico-lĂ©gale lâannĂ©e derniĂšre, je me suis trouvĂ©e Ă nombreuses reprises avec lui en salle dâaudience. Dâordinaire, il se montre dâune obsĂ©quiositĂ© exagĂ©rĂ©e, flagorneur, voire carrĂ©ment charmeur. Mais pas cette fois. Aujourdâhui, je suis lâennemie. »  |