Inversion de cycles entre les vignerons et les cavistes De retour d’une dégustation toujours aussi passionnante chez Richard Leroy, mon esprit avait du grain à moudre. Le vigneron nous avait parlé des changements de paradigme de la part de certains (et pas tous bien heureusement) domaines bourguignons familiaux. Le grand-père était un paysan, cultivait la vigne et faisait son vin. Le fils a commencé à employer de la main d’oeuvre et a fait édifier de belles demeures. Aujourd’hui, le petit-fils s’achète de beaux costumes, agrandit le domaine, développe la rentabilité en améliorant la productivité des ouvriers. Il édifie aussi des murs dans les chais pour faire des pièces d’apparat et de réception qui séparent les oenologues et vivificateurs des sous-traitants à la vigne. Et le petit-fils ne sait plus tailler la vigne ! En écoutant Richard, je visualisais ce cycle du producteur de vin dans une bonne partie de l’Europe qui démarra par un artisan-vigneron et qui débouche aujourd’hui sur un homme d’affaires gérant des ressources. Dans le même temps, le vin s’est transformé : vin de terroir, il est devenu vin de marque issu de terroirs hérités. Le gestionnaire actuel capitalise sur la marque des aïeux et « industrialise » les process, à la vigne et à la cuverie, en tachant tant bien que mal de reproduire le goût qui a fait le succès du domaine. Les choses se figent, les producteurs, et donc leurs vins, se déconnectent petit à petit des raisins qui poussent dans leurs vignes et s’éloignent de leurs terroirs. La déconnexion sera totale s’ils vendent le domaine à un investisseur pour encaisser une plus-value. En 1822, Louis Nicolas a l’idée géniale de vendre du vin aux particuliers en bouteille dans sa boutique de la rue Saint-Anne à Paris. Auparavant, on avait le choix soit de prendre son vin au cabaret, soit d’ acheter un fût entier au domaine ou chez le marchand de vin. En 1870, 30 boutiques appartiennent à la Maison Nicolas. En 1933, 275 et aujourd’hui, 498 (dont certaines en franchises). Le concept est bien rôdé : 1200 références de vin avec une garantie d’approvisionnement, un marchandisage et une signalétique à la pointe du marketing, des animations régulières, un processus de facturation simple. Les petits domaines qui font la majorité des vins de terroir sont en revanche pour la plupart écartés puisqu’ils ne peuvent pas fournir suffisamment de volumes, selon la logique de la Grande Distribution. En 1994, naît la Fédération nationale des cavistes indépendants. En 1998, apparaît le premier diplôme caviste professionnel à Vannes. Le collectif des cavistes alternatifs publie son manifeste en 2015. Finalement, une partie de la profession se structure, non autour d’une rationalisation économique et de techniques poussées de vente, mais au plus près des vignerons avec une approche toujours plus fine du terroir. Deux siècles après l’entreprise de l’homme d’affaires Louis Nicolas, une ribambelle de commerçants deviennent des « passeurs de vin ». Le cycle de ces domaines hérités et de ces nouveaux cavistes opèrent comme des images inversées. En même temps, « comme on neboitjamais deux fois dans le même fleuve », un nouveau cycle apparaît permettant cette fois-ci une meilleure concordance de vue entre cavistes et producteurs de vin : la nouvelle génération plus rebelle et l’apport de sang frais dans beaucoup de régions viticoles fait ré-apparaître des artisans-vignerons soucieux de leur terroir. Sans doute est-ce un retour salutaire à l’éthique d’une profession menacée de perdre son lien à la terre et donc son âme. Les cavistes militants (sans oublier certains restaurateurs !) et in fine les consommateurs ont encouragé ce mouvement. Mathieu |