Kamel Daoud, Gaël Faye, Abdellah Taïa, Miguel Bonnefoy… En 2024, le cru des prix littéraires s’est résolument tourné vers les hommes et, à l’heure où j’écris ces lignes, Julia Deck est la seule femme à avoir remporté une distinction: celle du prix Médicis pour son Ann d’Angleterre. Si les quotas m’ont toujours rebutée, je trouve regrettable qu’il n’y ait pas d’accord tacite entre les différents jurys pour ne pas primer deux fois un même livre. Le rêve du jaguar a beau être un roman épique et merveilleux, sur les 450 livres de la rentrée littéraire, on aurait pu donner un autre coup de projecteur.
Heureusement, les prix littéraires ne font pas tout. Cette semaine dans QWERTZ nous vous proposons trois récits familiaux: une enquête dans les rues de Marseille, deux frères qui se reconstruisent à la suite du divorce de leurs parents, et une analyse sociologique du bronzage par le biais de la mère de la narratrice.
Je profite de cet édito pour mettre également en lumière une femme d’exception: la jeune Madelaine, l’héroïne de Madelaine avant l’aube de Sandrine Collette. Dans ce roman terreux et moyenâgeux, les hommes courbent l’échine face à une nature impitoyable et à leurs seigneurs qui broient tout sur leur passage. Feu-follet à l’esprit vif et frondeur, Madelaine ne compte pas se soumettre à l’adage «il en a toujours été ainsi». Une incitation à la désobéissance qui fait beaucoup de bien.
Bonnes écoutes et bonnes lectures!
Foncer
Au forum des hâles
Margaux Cassan, Ultra violet, ed. Grasset
Symbole de liberté, d’épanouissement des corps enfin dévoilés, le bronzage a été la grande affaire des générations d’après-guerre. En partant de l’exemple de sa propre mère, la philosophe Margaux Cassan compose une histoire personnelle de ce culte solaire aujourd’hui dépassé.
Anatole Edouard Nicolo, À l'ombre des choses, ed. Calmann Levy
Une ville de province, deux frères issus d’un couple d’artistes, et un divorce qui fracture l’harmonie familiale et les plonge dans la précarité. Avec ce premier roman partiellement autobiographique, Anatole Edouard Nicolo conte le parcours d’un jeune homme en quête d’expression.
Sylvie Tanette, Une vieille colère, ed. Les Avrils
A 40 ans d’intervalle, deux des cousins de Sylvie Tanette ont été condamnés pour meurtre. En repensant à ces affaires, la narratrice remonte le fil du souvenir et arpente, au présent comme au passé, les rues de Marseille, cette ville d’accueil d’une immigration italienne dont la future journaliste et romancière est issue.
L'écrivaine française Emma Becker a électrisé la rentrée littéraire d'août 2024 avec Le mal joli, dans lequel elle décrit la passion amoureuse vécue par son double littéraire, amante, mère et écrivaine. Ou comment un homme et une femme, déjà en couple chacun de leur côté et diamétralement opposés (lui aristocrate de droite, elle femme de gauche) peuvent s'attirer, se plaire et s'aimer, au point de dévaster le quotidien.
Propos recueillis par Manuela Salvi Adaptation web: Melissa Härtel
Lidwine Van Lancker, Fracture(s), ed. Livres Agités, 224 p.
Emouvant et attendrissant, Arthur est en quête d'une amitié sincère avec Côme. Une amitié pourtant à sens unique car ce dernier, issu d'un milieu bien plus aisé et privilégié que celui d'Arthur, utilise le jeune homme pour s’approvisionner en drogues. Les deux adolescents habitent dans la même ville, fréquentent le même lycée mais ne sont pas du même monde. Jusqu'où la soif d'une vie plus facile et d'un autre statut conduira Arthur? Et jusqu'à quel degré d'impunité la conviction d'appartenir de manière légitime à une classe supérieure peut-elle mener? Un premier roman riche en rebondissements qui rappelle combien les différences sociales, du crépuscule de l'enfance jusqu'à l'aube de l'âge adulte, sont porteuses d'une violence inouïe. COC
jeunesse
Sara Catella & Cécile Koepfli, Histoire un peu gourmande, ed. Askip, 56 p.
Voici l’histoire du petit Tristan et de Jean, voûté, nez crochu, qui marche avec deux cannes. Les deux protagonistes de cet album tissent petit à petit des liens à travers un chemin parcouru, parfois ensemble, sauf quand il neige ou que le vent est trop fort, car le vieux Jean ne peut alors pas sortir. Mais, s’assurant que les saisons sont toujours quatre, il raconte à Tristan sa vie solitaire et les couleurs de ses repas aux saveurs aventurières aux yeux du petit garçon. Et l’amitié se noue. Un très bel ouvrage, plein de fantaisie, qui prend vie et saveur grâce aux aquarelles explosives de Cécile Koepfli. Appétissant et réconfortant. EI
POésie
Marc Graciano, 137 pairons, ed. Le Tripode, 144 p.
Après avoir exploré la forme du “haïku berrichon”, Marc Graciano s’inspire ici d’une autre pratique japonaise, l’art satirique du senryū. L’auteur français en dérive une suite de "pairons", terme qui désigne, dans le lexique de la chasse, la réunion de deux bécasses. Notations d’une vie solitaire à la campagne, composés sur une antique machine à écrire, ces petits duos de vers libres obéissent à une grammaire immuable: une action, désignée par un verbe à l’infinitif suivi d’un complément bref. Exemple: "Se pencher sur un feu / Se vêtir de fumée". Dans cette austérité radicale, dans cette suite de postures du corps ou d’intentions de l’esprit, Graciano parvient à insuffler une vie folle, avec humour, tendresse et sensibilité. NJ
roman GRAPHIQUE
Alain Kokor, Simon & Lucie: Les ciels changeants, ed. Virages graphiques, 320 p.
Un soir de canicule, dans une chambre sous les toits d'un Paris éclairé par la pleine lune, on rencontre la douce Lucie, 14 ans et la mélancolie dans le sang. Son père est mort tragiquement depuis peu et sa mère actrice noie sa douleur dans l'alcool, ignorante des rencontres nocturnes de sa fille avec son amoureux éthéré, Simon. Simon a 14 ans aussi, il aime la littérature, le cinéma et Lucie. Leur amour si beau sera mis à l'épreuve du réel, mais ne devait-il pas durer pour toujours, malgré les ciels changeants? Alain Kokor adapte avec un trait fin et nostalgique trois nouvelles de Diastème, qui évoquent l'adolescence et le chagrin d'amour dans toute sa poésie. Beau et déchirant. SG
couronnée
Julia Deck reine du Médicis
Le prix Médicis a été attribué ce mercredi 6 novembre à Julia Deck pour le roman consacré à sa mère, Ann d'Angleterre, aux éditions du Seuil. Un récit autobiographique qui questionne la filiation et la prise en charge du vieillissement dans nos sociétés. QWERTZ l'avait rencontrée à Morges lors du Livre sur les quais.
Madame Bœuf forme avec son mari un couple de retraités qui regroupe, au premier abord, tous les stéréotypes: amour des petits plats mijotés, appartement vieillot avec vue sur parking, articulations éprouvées par le surpoids et la sédentarité. Outre les parties de jass avec les Lädermann et les visites rituelles sur la tombe de «tonton Georges», rien ne semble secouer la vie de ce duo engourdi. Mais la providence va s’inviter dans la vie de Sylviane Bœuf, lorsque le jeune Francis, par un amusant jeu de hasard, se substitue à son mari. Le dernier roman de Guy Chevalley, frais et à l’humour caustique, donne un soufflet bien mérité au jeunisme en plus d’offrir à la littérature (exit Madame Bovary) une héroïne plus qu’attachante. A la bonne heure! Invité: Guy Chevalley Animation: Ellen Ichters / Carte blanche: Quentin Mouron Quartier Livre, RTS La Première, di 10 novembre
Depuis 2014, le Salon des petits éditeurs célèbre la passion et l’artisanat des métiers de l’édition. Créé au Grand-Saconnex, le Salon se tient désormais à Chêne-Bougeries, autre commune genevoise qui accueille, toute la journée du 9 novembre, 45 maisons d’édition, de nombreuses rencontres, tables-rondes et dédicaces d’auteur·ices et d’éditeur·ices du cru. Alexandre Regad, Président de l'Association Encre Fraîche éditions et co-fondateur de l’événement est l’invité de Quartier Livre, en compagnie de l’autrice Alice Bottarelli et de Michaël Perruchoud, auteur et directeur artistique des éditions Cousu Mouche. Animation: Nicolas Julliard Carte-blanche: Fanny Wobmann Quartier Livre, RTS La Première, di 3 novembre
Monique Saint-Hélier à la BCU L'exposition Monique Saint-Hélier: une écriture en étoile met en scène son écriture à travers les manuscrits de l’œuvre et du Journal, tenu durant la Seconde Guerre mondiale. Clouée au lit par la maladie dès la fin des années 1920, avec Rilke, Proust et Virginia Woolf comme modèles, elle invente un univers, le cycle des Alérac, qui lui permet d’accéder à cette «vie vivante, chaude» dont elle est privée. Comme dans les romans anglais, Saint-Hélier donne accès aux pensées et aux souvenirs de ses personnages afin d’en saisir l’essence et les failles. Lausanne, Bibliothèque Cantonale et Universitaire de Lausanne, du 7 nov au 19 avril 2025
