Normalement, au « Nouvel Obs », quand un livre a déjà été chroniqué par un journaliste, on évite d’y revenir. « Les Irresponsables. Qui a porté Hitler au pouvoir ? » de Johann Chapoutot (Gallimard) ayant fait l’objet d’un long compte rendu par Arnaud Gonzague dans le numéro en kiosque depuis jeudi, cette newsletter ne devrait donc pas exister. Néanmoins, avec son autorisation, je vais quand même ajouter mon grain de sel. En commençant par confirmer son appréciation : « récit haletant, palpitant », oui, trois fois oui. Le livre débute à la mi-1929, quand le président Hindenburg, vieux réac agacé par le pouvoir des sociaux-démocrates au Reichstag, réfléchit à la mise à l’écart du Parlement. Comme dans un « Columbo », on connaît le dénouement de l’histoire, on sait que, quatre ans plus tard, le même Hindenburg nommera Hitler Premier ministre, avec les pleins pouvoirs. C’est le chemin conduisant d’un point à un autre qui est fascinant : l’élite politique et économique allemande qui reprend les mots d’ordre nazis dans l’espoir de contenir la gauche ; les coups de force anticonstitutionnels qui préparent la voie au nazisme en prétendant s’y opposer ; son refus de céder le pouvoir alors qu’elle a perdu les élections… Bref, un pari cynique et perdu. Les quelques résonances avec l’actualité contenues dans ce résumé donnent le ton. Dans « les Irresponsables », Chapoutot, spécialiste reconnu du nazisme, ne se contente pas de mobiliser une érudition fascinante servie par une écriture enlevée : il a également un propos en tête. Il veut établir le parallèle entre ces années terribles et la complaisance qui entoure aujourd’hui la montée de l’extrême droite en France de la part des pouvoirs économiques et politiques. Ce parallèle, l’historien le justifie dans un épilogue que mes collègues trouvent « relou », mais qui, pour ma part, m’a passionné. Chapoutot y prend le taureau par les cornes. « À force de repérer des échos entre les deux époques, on va m’accuser de raconter une histoire partiale », dit-il en substance. Une idée reçue ne dit-elle pas que l’Histoire est censée être « objective » ? Eh bien, cette idée est fausse. En histoire comme dans les autres domaines du savoir, l’objectivité n’existe pas. On sait depuis Kant que la connaissance d’un objet dépend du sujet qui le regarde et qu’il n’y a donc des connaissances que subjectives. Ce qui ne veut pas dire que l’on puisse dire n’importe quoi. Le travail de raison − ce que l’on appelle aussi la méthode scientifique − permet d’accéder à des vérités tangibles. Mais ces vérités naissent toujours d’une conscience située à un endroit précis du monde. Ainsi, lorsqu’un historien écrit un livre, il lui faut trier parmi la masse des faits établis par les archives − sauf à noyer son lecteur dans un océan de détails. Il prend un événement plutôt qu’un autre, pointe telle dimension au détriment d’une autre. Il tire un fil. Comprendre, raconter, c’est forcément réduire, simplifier le réel. Mais cette réduction doit être honnête, s’afficher comme telle et, bien sûr, ne pas déformer les faits. Ainsi, dans « Les Irresponsables », Chapoutot revisite l’avènement de Hitler à travers l’attitude des élites politico-économiques. Cela ne veut pas dire que le contexte économique, le poids des réparations, les errements tactiques de la gauche allemande ou encore la structuration de la société n’ont pas joué un rôle. D’autres livres en ont parlé, en parleront. « Il n’y a de vérité qu’on puisse dire toute », disait Lacan. Avec cet épilogue, Chapoutot donnera du grain à moudre à ceux qui, faisant le lien avec ses prises de position politiques affirmées, lui reprochent d’être trop engagé. C’est au contraire ce que je trouve passionnant chez lui : il puise dans les interpellations du présent l’énergie pour replonger dans une histoire déjà mille fois racontée et en dévoiler une nouvelle facette qui nous aide à comprendre le monde d’alors − et celui d’aujourd’hui. Ma collègue Julie Clarini appelle cela « l’étincelle heuristique » et, sauf s’il s’avère que son récit falsifie des faits établis (a priori ce n’est pas le cas), cette étincelle est précieuse. PS : Dans leur entretien sur « Arrêt sur Images », Daniel Schneiderman et Johann Chapoutot ont affirmé que le « Nouvel Obs » n’avait pas parlé du livre, laissant entendre que c’était une façon délibérée de l’invisibiliser. « Sauf erreur de ma part… », avait tout de même ajouté Schneiderman. Erreur il y avait donc, et même double erreur ! Eric Aeschimann |