On devait avoir 17 ou 18 ans, on était allés à une manif, bon j’ai oublié contre quoi hein, mais je me souviens qu’on était contents, on se tenait chaud avec les potes de la bande. Au bout d’un moment, on en avait perdu un. Après, on devait se retrouver chez une copine et il n’était pas là. A cette époque, le soir, on s'appelait. Des longs coups de fil qui duraient des heures. Je squattais la ligne familiale. Parfois mes parents décrochaient un des téléphones de la maison pour me dire de raccrocher, je soupirais : "Putain mais fait chier, on peut jamais être tranquille en fait dans cette baraque". J’étais allongée en travers du couloir de l’entrée, clairement dans le passage, du coup au bout d’un moment, j’ai eu le droit d’avoir un téléphone dans ma chambre. Mais le soir, quand j’ai appelé chez ses parents, il n’était toujours pas là. J’ai rien dit à sa mère. Le lendemain, toujours pas de nouvelles, ses parents aussi étaient inquiets. Il a refait surface en fin de journée. Il avait été arrêté à la fin de la manif et il avait passé la nuit au poste. Au début il faisait le malin en nous racontant, nous on se foutait de lui, le gringalet toujours aux fraises, et puis très vite on rigolait plus du tout. Son récit était terrifiant. Ils avaient joué à lui faire peur, ils l’avaient menacé avec une arme, ils lui avaient dit un truc du genre : "Si on te tue personne nous demandera des comptes". Et puis ils l’avaient remis dehors le lendemain, avec ses baskets et ses lacets à la main. Ensuite il y a eu un procès. Il a été accusé d’outrage et d’avoir cassé un abribus avec une barre de métal. Ça nous a fait rire, c’était tellement énorme, nous c’était plutôt guitare sèche, Higelin, peace, love et cannabis. On a demandé à nos parents d’écrire des lettres pour sa défense. L’avocat avait obtenu de la RATP un papier qui disait que l’abribus en question n'avait jamais été détruit. On était tranquilles. Pourtant il a été jugé coupable. Il a eu du sursis, une amende, un truc sur son casier, bref il a perdu son procès et nous nos premières illusions sur la police et la justice. Après il était plus pareil, il avait une dureté nouvelle et l’envie d’en découdre, mais on continuait nos longs coups de fil, de se faire des compils sur des CD, d’aller à des manifs et à des fêtes et au bout d’un moment ça lui est passé. |