Pourquoi les marques ne s’engagent pas dans la campagne législative « J'ai décidé de vous redonner le choix de notre avenir parlementaire par le vote. Je dissous donc ce soir l'Assemblée nationale. » Le 9 juin dernier, Emmanuel Macron a pris tout le monde de court. En plongeant le pays dans une campagne législative anticipée, avec les extrêmes aux portes du pouvoir, le président français a déclenché un tourbillon de déclarations politiques. Artistes, sportifs, médias, patronat, les appels au vote se multiplient et s'accompagnent parfois d'une prise de position appuyée. Dans ce vacarme, une voix brille par son absence : celle des marques, qui peinent à se situer dans ce grand débat national. Mais au fond, ont-elles vraiment le choix ? Dans ce contexte politique inflammable, où les uns tiennent le briquet pendant que d'autres versent l'essence, pourquoi sortir du silence ? Qu'ont-elles à gagner ? Pas grand-chose, répond Christine Albanel, présidente de l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) et ancienne ministre de la Culture et de la Communication, lors d'une conférence organisée mardi dernier à l'occasion des Cannes Lions 2024 : « Les marques sont là pour vendre et pour séduire un maximum de personnes. Nous comprenons leur prudence : le prix à payer peut être très lourd lorsqu'une prise de risque est mal perçue. Surtout depuis l'émergence des réseaux sociaux. » « Un engagement ne se décide pas du jour au lendemain » Dans ce nouveau far west que sont les réseaux sociaux, où les réputations se font et se défont en un clic, mieux vaut éviter de heurter son public. D'après un sondage réalisé par Marmeladz, l'un des pure players de référence chez les 18-34 ans, 62% des jeunes estiment que la communication politique n'a pas sa place sur les réseaux sociaux. Résultat : « les marques sont trop frileuses », ose Dominique Wolton, président du Conseil de l'éthique publicitaire (CEP), qui avait déjà abordé cette question lors d'un rapport publié dans la foulée du discours d'Emmanuel Macron, où l'on pouvait lire que « les marques qui mettent en publicité (comme on met en scène) leur bienveillance doivent avoir conscience du retour de bâton possible si leurs actes ne sont pas en cohérence avec leurs déclarations », rappelle cet article du site E-marketing. Les exemples de Disney et Budweiser, taxés de wokisme décomplexé aux USA suite à leurs décisions, sont encore dans toutes les têtes. Disney est passé de la 4ème à la 77ème place dans le classement Axios-Harris 2023 des marques préférées des Américains, après avoir proposé une Petite Sirène et une Blanche-Neige métisses ou remplacé les nains par des créatures magiques. De son côté, Budweiser s'est pris une grosse campagne de boycott pour avoir choisi une égérie transgenre dans l'une de ses campagnes. « Disney ou Budweiser, contrairement à Apple, ont laissé l'actualité dicter leur engagement politique, elles ne sont pas restées maîtres de leur agenda. Un engagement ne se décide pas du jour au lendemain. Il faut qu'il soit constitutif d'une stratégie globale, analyse Étienne Lamotte, directeur de la stratégie de Double 2, agence spécialisée en événementiel, contenus et influence, dans cette interview publiée par Stratégies. Je citerais l'adage "Connais-toi toi-même" , et connais aussi tes consommateurs, leurs valeurs, leurs clivages et ce qui les rassemble. Au fond, chacun est d'accord, par exemple, sur le constat que les minorités sont plus fragiles. Mais les marques, quand elles s'expriment sur le sujet, le font-elles parce que c'est dans l'air du temps, pour ne blesser personne, pour autre chose ? » La pub entre deux chaises Ces questions ont traversé l'Atlantique et se posent désormais dans l'Hexagone. « Est-ce que ces engagements doivent nécessairement se faire à travers la publicité ? », abonde Sandrine Reinert, directrice générale de Jellyfish France, dans les colonnes d'E-marketing : « C'est de l'action en réalité, ce sont de vraies transformations qui sont attendues. Et du coup, peut-être que c'est finalement risqué pour une marque de communiquer uniquement sur ses engagements. » Un statu quo généralisé qui, en élargissant la réflexion, peut aussi mener toute l'industrie dans le mur. Christine Albanel ne dit pas autre chose : « Cette situation est dangereuse car nous nous dirigeons vers une uniformisation un peu générale des messages publicitaires. Cela peut être économiquement catastrophique parce que si toutes les marques proposent des campagnes qui se ressemblent, en se reposant beaucoup sur l'émotionnel et sur les mêmes valeurs, elles ne peuvent plus surprendre les consommateurs et ne sollicitent donc plus vraiment leur attention. » Dominique Wolton, lui, parle « d'anesthésier la création », « d'affadir le discours publicitaire ». Deux notions qu'il puise à nouveau dans le rapport du CEP : « Il y a cinquante ans, le public avait droit à toutes les audaces créatives. Aujourd'hui, il est considéré comme connecté et averti. Les spectateurs n'ont plus droit, par prévention, qu'à une bande passante de plus en plus étroite au motif qu'ils pourraient ne pas comprendre le second degré ou le décalage. Outre qu'il stérilise la créativité, un tel postulat témoigne d'une vision méprisante et infantilisante des publics. » Bancale, aussi. Encore plus dans une industrie où la prise de risque, de position, constitue un marqueur fort de l'identité d'une marque et un levier puissant pour se démarquer de la concurrence. « Pour marquer les esprits, il faut quand même aller parfois sur un terrain original. Les marques pourraient s'engager davantage, c'est certain !, conclut Sandrine Reinert. Et si elles ne le font pas, la publicité n'aura plus la même portée. » | | UN PAVÉ DANS LA JUNGLE | Jordan Bardella l'a confirmé récemment : s'il arrive au pouvoir, son camp compte bel et bien privatiser l'audiovisuel public. « À terme », a-t-il précisé. Sauf que, comme le chuchote un dirigeant de médias cité par Les Échos : « On n'a jamais été aussi proche » d'une privatisation de tout ou d'une grande partie de France Télévisions et Radio France. Une mesure, inédite en Europe, qui pose de grandes questions et pourrait entraîner un bouleversement du marché publicitaire français. Pourquoi c'est un pavé ? Selon Les Échos, cette privatisation pourrait aboutir à une recomposition du secteur des médias vivant de la publicité : « Pour vivre sans les budgets de l'État, les médias du service public devraient essentiellement générer des ressources publicitaires. Les professionnels ont déjà travaillé à des hypothèses de déplafonnement de la publicité sur France Télévisions et Radio France par le passé, donc en connaissent un peu l'impact. L'un d'entre eux estime aujourd'hui que Radio France pourrait générer jusqu'à 250 millions d'euros de publicité (contre 40 à 50 aujourd'hui) et que France Télévisions pourrait dégager 800 millions de revenus (contre 350 millions aujourd'hui). Loin d'être neutre pour des marchés publicitaires français de 650 millions pour la radio, particulièrement touchée, et de 3 milliards pour la télévision, tous deux au mieux sans croissance. » Avec un marché publicitaire qui stagne, voire régresse, c'est tout l'écosystème médiatique qui serait chamboulé, avec de nombreux aménagements à inventer. Un professionnel cité dans l'article tempère : « Contrôler le service public via la budgétisation de ses finances serait sans doute plus simple pour le RN. » | UN FORMAT À LA LOUPE | | | LE CONTENU QU'ON AURAIT ADORÉ FAIRE | | En 2023, une étrange lettre est parvenue au siège de Medtech Products Inc., le laboratoire qui fabrique la Dramamine, un médicament anti-nauséeux qui se vend comme des petits pains au pays de l'Oncle Sam. « Chère Dramamine, je vous écris au nom de la communauté des sacs à vomi. Nous avons constaté depuis longtemps que les sacs à vomi de qualité étaient de plus en plus difficiles à trouver. Désormais, les gens les utilisent rarement et ne les aiment vraiment plus. Certes, votre produit fonctionne bien, mais nous nous demandons s'il ne fonctionne pas un peu trop bien... » Une missive qui a fait germer une idée un poil loufoque dans les esprits de l'équipe de com' de la marque : « Et si nous rappelions au monde entier à quel point nous sommes efficaces en disant adieu à cette industrie que nous sommes en train de tuer accidentellement ? » Le résultat, c'est The Last Barf Bag, un hommage de treize minutes et trente-neuf secondes au dernier sac à vomi. De sa naissance jusqu'à sa mort, en passant par des témoignages de collectionneurs (oui, ça existe) et de patients qui souffrent du mal des transports, ce micro-docu explore toutes les facettes de cet objet que la marque présente comme une « icône culturelle », non sans ironie. Elle lui a même ouvert un musée dédié à New York, en plein cœur du quartier branchouille de SoHo, où les sacs à vomito se transforment en cartes postales, en sacs à glaçons ou en marionnettes pour enfants... Une campagne franchement réussie, saluée cette semaine par trois prix aux Cannes Lions 2024. | UNE DERNIÈRE LIANE POUR LA ROUTE | Il aura fallu attendre vingt-et-un ans, depuis le lancement de la première Barbie en 1959, pour que Mattel commercialise une barbie à la peau noire. Nous sommes en 1980 et cette « Black Barbie », tant espérée par plusieurs générations de petites filles noires, porte une coupe afro et un ensemble rouge à paillettes inspiré des tenues de scène de Diana Ross. C'est son histoire que la réalisatrice Lagueria Davis – petite nièce de Beulah Mae Mitchell, l'une des premières salariées afro-américaines embauchées par Mattel et qui souffla l'idée de créer cette poupée – retrace dans Black Barbie. Un long docu dispo sur Netflix, qui consacre aussi son influence sur plusieurs générations de petites Américaines. De celles nées dans les années 80 qui ont eu la chance de l'avoir entre les mains, à celles qui, comme Lagueria Davis, n'ont joué qu'avec une barbie aussi blonde que stéréotypée et qui ont toujours trouvé « étrange de regarder un miroir social et de ne pas y voir son reflet... ». |
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