« La rage. Les cris. Les insultes. Le grondement de la foule, qui se masse derriĂšre les grilles. Les poings fermĂ©s, les mains tendues, le V de la victoire. Et cette joie sauvage, dĂ©chaĂźnĂ©e, assourdissante, qui dĂ©ferle sur la rue comme un torrent de lave. Ils vont ouvrir les portes. Alors elles se serrent, les unes contre les autres, dans cette petite cour souillĂ©e de crachats, comme si elles pouvaient endiguer la vague. Comme si elles pouvaient se fondre, disparaĂźtre sous les pavĂ©s, tout oublier, tout refaire. Mais on les pousse dans le dos, et la rue les attend, gorgĂ©e de haine, de rires et de biĂšre. Elle sâest avancĂ©e la premiĂšre, parce que câest pire dâattendre, et parce quâelle est enceinte. On ne tue pas une femme enceinte. Pas comme ça. Pas pour ça. Ces gens nâont plus de visage, ils ne sont plus quâun bloc de rage, mais ils ont grandi avec elle, ils sont allĂ©s Ă lâĂ©cole avec elle, ils lui ont achetĂ© des bonnets, du temps oĂč elle tricotait encore. Des bonnets pour lâhiver, avec de grosses mailles. Et des chĂąles, et des mitaines. Peut-ĂȘtre quâils sâen souviennent, sous ce ciel trop bleu pour mourir, dans la chaleur du mois dâaoĂ»t. Les deux mains sur son ventre, elle se laisse happer par la foule, sans fixer son regard, et son cĆur sâemballe comme un tambour. Ses chaussures Ă semelle de bois accrochent la terre battue de la grand-rue. Une main agrippe son chandail. Une femme lui hurle au visage, un homme lui jette quelque chose, qui sâĂ©crase dans son dos. Un fruit pourri, peut-ĂȘtre. Ou pire. Et les mots sifflent comme des balles, salope, pute Ă Boches, collabo. Câest long, une rue de village. On ne se rend pas compte Ă quel point ça peut ĂȘtre long. » |