« Tout se passe sur le rebord de la fenêtre. Je m’emmitoufle d’un grand plaid qui sent le tabac froid, j’éparpille quelques cigarettes sur la rambarde et, vu que je n’ai pas de frigo, j’y dépose aussi mes canettes de bière, histoire de les garder au frais. C’est ici que le spectacle commence. Je suis devant une sorte de petite lucarne qui compose le grand tableau de la ville. Je suis seul, comme d’habitude. Seul face au spectacle de la mer. La nuit va être longue, faite de chimères solitaires, de rêveries bouillonnantes et de regards épris sur les remous d’eau qui créent le mouvement des vagues. Une vraie mise en scène s’offre à moi. Parce que, tu sais, au fond je ne suis qu’un enfant rêveur, avide de jolies illusions, un enfant qui idéalise un autre monde, celui qu’il ne connaît pas. Alors j’observe la mer et, par moments, après une latte et deux ou trois gorgées, mes yeux se ferment lentement pour écouter les murmures de la Méditerranée. Je savoure ce que je consomme, j’apprécie ce que j’écoute, je me détache lentement de l’instant présent et je mets mon merdier entre parenthèses. D’ailleurs, il me reste peu de temps pour me familiariser avec le langage du large. Ça doit faire quinze jours que je me suis coupé de tout pour préparer mon départ. Quand la mer est calme, j’ose prier secrètement. Quand elle se révolte, je veux pouvoir crier avec elle. Bientôt, ce sera mon tour de partir. Entre-temps, je tente de me rassurer comme je peux. Alger s’endort. Les lampadaires éclairent quelques fragments de bitume et le reste de la ville se contente de la lune. Les sons s’adoucissent progressivement, les télévisions s’éteignent, les foyers s’engourdissent dans le silence. Le vacarme ne se crée que par les quelques chats de gouttières qui farfouillent dans les poubelles et les vagabonds ivrognes qui se promènent en clamant des extravagances. Si je n’avais pas décidé de me barrer d’ici, j’aurais sûrement fini comme eux. J’aimerais que la nuit ne cesse de se prolonger, peut-être pour toujours ou au moins jusqu’à ce que je sois prêt. Mais le temps file, mon départ approche à grands pas et les souvenirs du passé me hantent encore. J’ai du mal à faire abstraction de tout ce qui a fait de moi un désillusionnaire. Ça, c’est un mot que j’ai inventé. T’as les visionnaires et t’as les désillusionnaires. Eux, c’est tous les mecs comme moi ; ceux qui ont abandonné les études, ceux qui ont foiré leur vie professionnelle, ceux qui ne deviennent jamais des hommes meilleurs, ceux qui ne savent pas aimer, ceux qui ne sont pas aimés. Bref, ceux qui ont perdu espoir, quoi ! On ne sème pas la désillusion et, pourtant, on la récolte. Elle vient à nous, elle entre par effraction et elle nous colle à la peau. Parce que Dieu nous a créés comme ça. Si ça se trouve, peut-être que lui non plus n’a jamais voulu de nous. » |