Vous ne sentez pas ? Il y a comme un parfum d’interdit qui flotte dans l’air. Des effluves pas franchement voluptueux. Rien à voir en tout cas avec les notes capiteuses qui s’échappent du « grain d’encens qui remplit une église,/ Ou d’un sachet le musc invétéré » que chantait Baudelaire dans ses « Fleurs du mal », recueil censuré en son temps pour « outrage à la morale publique » et « offense à la morale religieuse ». Le procureur Pinard, caviardeur de Baudelaire et de Flaubert, a quitté cette terre depuis longtemps, mais d’autres ont pris sa place, un peu partout dans le monde. Anastasie - ce doux surnom donné à la censure signifie « résurrection » - ne meurt jamais.
Contrôler l’art fait partie intégrante de la panoplie du parfait petit dictateur. C’est même à ça qu’on reconnaît, entre autres, un régime autoritaire. Il n’y a pas besoin d’aller chercher très loin. En Algérie, rappelons-le, « Houris » (Gallimard), le roman de Kamel Daoud qui vient de recevoir le prix Goncourt, est interdit. Parce qu’il ose évoquer une histoire taboue dans ce pays : la « décennie noire » des années 1990. Un « crime » passible de prison.
Mais, et il n’y a absolument aucune raison de s’en réjouir, la censure n’est plus l’apanage des régimes que l’on qualifie pudiquement d’illibéraux. Elle contamine les démocraties, sous des formes plus ou moins graves et insidieuses. Aux Etats-Unis, de nombreux livres sont déjà bannis de certaines bibliothèques et librairies dans des Etats comme la Floride, sous la pression d’extrémistes religieux. La réélection de Donald Trump risque encore d’aggraver les choses.
Le fameux « Project 2025 », plateforme programmatique ultra-conservatrice destinée à inspirer la nouvelle présidence Trump, fourmille d’idées plus néfastes les unes que les autres pour la liberté d’expression en général, et pour la littérature en particulier. Derrière sa proposition d’interdire toute forme de pornographie, se cache en réalité le souhait de voir disparaître les livres traitant des questions de genre ou LGBTQIA+, et si possible d’envoyer en prison leurs auteurs, considérés comme de dangereux déviants qui pervertissent la jeunesse.
Des arguments repris quasiment mot pour mot, en France, par des groupes proches de l’extrême droite, qui se sont récemment émus de voir figurer l’excellent roman de Rebecca Lighieri « Le Club des enfants perdus » (P.O.L) dans la liste du Goncourt des lycéens. Les scènes de sexe contenues dans le livre seraient susceptibles de choquer les chastes prunelles de leur progéniture (qui en ont sûrement vu d’autres, mais bon). Ce virus de la censure va-t-il tourner à la pandémie mondiale ? Pour s’immuniser, une seule solution : aérer et ouvrir des livres.
Elisabeth Philippe