Une campagne Tefal
À moins d'un mois du premier tour de l'élection présidentielle, la campagne électorale a du mal à décoller. «
Les projets et les propositions n'accrochent pas. C'est une campagne Tefal. On a l'impression que tout glisse sur les Français. Il n'y a pas d'éléments forts et structurants »,
ironise Brice Teinturier, directeur général délégué d'Ipsos France.
Désormais, les politiques –
ces « personnages de tragédie », pour reprendre l'expression du photographe Jean-Claude Coutausse – tiennent à orchestrer le spectacle, à maîtriser sans cesse leur image. «
Les grands meetings, les déplacements, c'est terminé. La campagne présidentielle se fait ailleurs, sur les réseaux sociaux. On a un président candidat qui produit lui-même ses images », regrette le photographe,
faisant référence à la série YouTube Le candidat lancée par l'équipe de campagne du président.
Entre plateaux télévisés millimétrés, débats sur Twitch et
(longue) conférence de presse, où est passée la campagne électorale ? Tour d'horizon d'une campagne « atone »,
menacée par un risque d'abstention « historique » au premier tour.Les plateaux télé : la voie traditionnelleSelon une enquête Ipsos-Cevipof-Fondation Jean Jaurès de décembre 2021, le journal télévisé est toujours le premier moyen d'information pour prendre le pouls de l'actualité politique. 58 % des Français y sont attentifs, alors que les réseaux sociaux (YouTube, Facebook, Instagram, Twitter) atteignent péniblement les 19 % d'audience.
Selon Ronan Le Goff, directeur de l'agence La Netscouade, la «
communication traditionnelle reste très présente », dans le paysage politique : «
Si Emmanuel Macron produit lui-même son documentaire, la diffusion des images reste largement le fait des chaînes de télévision. L'épisode 2 de sa série atteint péniblement les 100 000 vues sur YouTube. Sans commune mesure avec toutes les reprises télévisuelles de ses extraits, dans les JT ou sur les chaînes d'info », explique-t-il.
De leur côté donc, les chaînes télévisées multiplient les émissions politiques, quitte à perdre le spectateur, tant l'offre est pléthorique :
Élysée 2022 sur France 2,
La France dans les yeux sur BFMTV,
Mission convaincre sur LCI,
Face à la rue sur CNews. TF1 proposait ainsi, ce lundi 14 mars,
La France face à la guerre, un « vrai faux débat »
d'après 20 minutes, où 8 des 12 candidats à la présidentielle se sont succédé pour partager leurs idées, notamment en termes de stratégie vis-à-vis de la guerre en Ukraine. La chaîne s'est imposée face à la concurrence avec 20 % de part de marché. Pourtant, avec seulement 5,2 millions de spectateurs, TF1 faisait beaucoup moins bien qu'en 2017, lors d'un débat comparable entre 5 candidats qui avait réuni 9,8 millions de spectateurs.
Autre exemple, le jeudi 3 mars, Marine Le Pen a été l'invitée d'
Élysée 2022 sur France 2. L'émission de Léa Salamé et Laurent Guimier n'a suscité la curiosité que de quelque 1,89 million de téléspectateurs, soit 9,1 % de l'ensemble du public. Pour la journaliste qui présente l'émission, «
cette campagne est gazeuse et décevante. On ne parle pas de fond, tout glisse et rien ne prend ! ».
La « Babaïsation » du débat politiqueSi ces émissions politiques s'enchaînent, elles semblent être éclipsées par
Face à Baba, diffusée en prime time sur C8. Pour toucher une jeunesse peu intéressée par la politique, «
les candidats finissent tous par descendre dans l'octogone "Face à Baba", un plateau en forme d'arène où l'on peut sentir le public dans son dos tant il est proche »,
explique Le Monde, mettant en avant «
un ring où chaque punchline entraîne des applaudissements ». Hanouna y règne en maître. La première émission, avec Éric Zemmour, le 17 décembre 2021, a été suivie par 2,2 millions de téléspectateurs, un record d'audience pour la TNT. Résultats semblables un mois plus tard avec Jean-Luc Mélenchon. Pour l'heure, Valérie Pécresse et Yannick Jadot n'ont pas osé venir débattre (combattre ?) dans l'arène.
Alors que la guerre en Ukraine a légitimement occupé une très large part des tranches d'information des chaînes de télévision ces dernières semaines, on a un instant pu croire que la campagne télévisuelle se réduirait à...
Face à Baba comme le faisait remarquer Jason Chicandier sur LInkedIn.
Indécision entre les réseaux sociaux et les plateaux TVEntre les plateaux télé et les réseaux sociaux, le cœur des candidats balance,
comme l'explique au Monde une conseillère de Yannick Jadot : «
Entre un YouTubeur qui a 3 millions d'abonnés et un plateau télé classique qui peut espérer rassembler 2 millions de téléspectateurs, on ne sait pas toujours quoi choisir », sachant que les candidats reçoivent des dizaines d'invitations par jour. Cette valse incessante a un impact sur l'exercice de l'interview politique lui-même. «
Le paysage est saturé et hyper concurrentiel »,
considère Elizabeth Martichoux, responsable de l'interview politique sur LCI, «
Avant, vous pouviez avoir le sentiment de défricher une parole, une actu. L'interview, c'était de la fraîcheur. Aujourd'hui, le politique qui vient chez nous était la veille sur TikTok, 2 heures avant chez C à vous, et il sera demain sur France Inter. » Ou sur d'autres réseaux sociaux comme sur Twitch – (
le Débat du siècle, organisé dimanche 13 mars par des ONG sur la chaîne du streamer Jean Massiet, a ainsi réuni cinq des candidats à la présidentielle) ou encore la chaîne YouTube de Magali Berdah, reine de la télé-réalité...
La lune de miel avec le monde des influenceursChez les 18-24, les réseaux sociaux sont la première source d'information. C'est ce qu'ont bien compris les candidats, qui s'associent avec les influenceurs. Certains, comme Éric Zemmour ou Jean-Luc Mélenchon, se pressent ainsi chez Magali Berdah, papesse de la télé-réalité qui a lancé sa chaîne YouTube politique. Au menu : reportages de 35 minutes en immersion avec les candidats. L'esprit des capsules ? Une familiarité bienvenue, pas de questions pièges ni de relances. «
Le format rend aimables les candidats, il montre les personnalités. Les vidéos s'intéressent aux coulisses, aux réseaux. Les idées passent au second plan. On touche le fond en matière de débat politique, la vraie star de la vidéo restant Magali Berdah »,
observe Antoine Denry, professeur en communication. «
Nous nous dirigeons vers un mode de communication et de gouvernance sans filtre. Les gens ne veulent plus du journaliste-intermédiaire qui interroge les candidats pour révéler une pensée politique », poursuit-il.
Preuve de son fort pouvoir d'attraction, ce sont les politiques eux-mêmes qui quémandent une participation au programme. Nicolas Dupont-Aignan, le candidat de
Debout la France, a « ainsi dû décrocher son téléphone pour réclamer à l'influenceuse son quart d'heure de gloire, comme quelques autres "petits" candidats ».
«
C'est un peu une campagne médiocre, avec des personnalités médiocres et des programmes médiocres, non ? », s'interrogeait, fin janvier, Léa Salamé sur France Inter.