« Nzie. Je vis dans ce quartier étudiant de Douala depuis trois ans. C’est un labyrinthe où commerces, cliniques, bars, écoles et églises cohabitent. La nuit, les bars sont bondés, la bière coule, la musique s’entend à l’autre bout de la ville. Le poisson braisé est ce qui manque le moins. Douala est la capitale économique du Cameroun, mais c’est aussi une cité balnéaire : on a les pieds dans le Wouri. La chaleur du désert cohabite avec l’odeur des fèves en provenance de la société industrielle camerounaise de cacao. Chaque jeune se débrouille comme il peut, pour gagner sa vie. Nos politiques ne pensent qu’à leurs ventres. Que vaut le peuple quand il y a de monstrueux budgets à se partager ? Ici on dit que tant que Yaoundé respire, le Cameroun vit. Il faut souvent accepter un métier au salaire d’esclave pour payer son loyer. Malgré cinq années d’études à l’université de Yaoundé, je travaillais jusqu’à la semaine dernière dans une auberge à six kilomètres de chez moi, en attendant mieux. Je changeais les draps, lavais la vaisselle, m’occupais de chaque chambre après le passage d’un client. Je me regarde, ce matin, dans le miroir de la salle de bains et je peine à reconnaître cette femme : le chagrin habite son visage. J’ai des poches sous les yeux et mon front n’est pas joli, je le sais. L’acné l’a marqué à vie. Quand j’étais enfant, j’avais entendu Mamé dire à une jeune femme qu’elle n’aurait pas de tache sur le visage si elle vivait avec un homme. J’ai aussi des vergetures sur mes épaules, qui forment comme des lignes infinies de tramway. Et j’ai deux voire quatre kilos de trop. Mais dans le miroir, je vois aussi ces seins qui font bavarder mes voisins. Ils m’appellent bonne dame car, disent-ils, on n’a jamais vu un homme entrer chez moi, ni le jour, ni la nuit. J’ignore si cela doit me réjouir ou m’attrister. Il y a quelques jours, j’ai décidé de quitter mon travail. L’auberge me semblait hantée. Je rencontrais dans chaque couloir un vieillard à l’accoutrement fastueux. Il m’appelait par mon nom, Noupoudem. Il cherchait à me raconter une histoire. Il pleurait. Il parlait notre langue, le ngiemboon. J’ai invoqué mes ancêtres pour qu’ils me protègent contre cet étrange personnage et depuis d’autres phénomènes inexplicables ont envahi mon quotidien : je fais des rêves prémonitoires, je me sens traversée par des énergies magnétiques, où que je sois, des présences invisibles me parlent, me touchent, m’avisent, me protègent et me consolent, et un regard bienveillant ne me quitte plus : mon arrière-grand-mère me visite en songe. Elle est décédée il y a treize ans. Nous vivions dans la même case. Nous partagions le quotidien, nos peines, nos rires, notre pauvreté, nos envies. Nous nous servions mutuellement : m’observant, elle rajeunissait et sa vie me livrait un avant-goût de ce que seront mes vieux jours. » |